À mi-chemin entre la pétanque sans cochonnet, le bowling sans quilles et le curling sans glace se trouve un jeu emblématique des Flandres : la bourle. Le principe est simple : faire zigzaguer un gros palet en bois sur une piste incurvée afin d’atteindre l’étaque, une rondelle de métal enfoncée dans le sol. À Wattrelos, capitale de la « grosse bourle », on comptait 200 bourloires à l’orée du XIXe siècle : seules 4 d’entre elles sont encore en activité aujourd’hui. Perpétuer ce patrimoine vivant, c’est le quotidien de Christian Ladoë, bourleux passionné, qui a fait de la transmission son métier. Zoom sur… la bourle, un jeu populaire qui fait rimer stratégie, adresse et convivialité !

À Wattrelos, Christian Ladoë occupe une fonction qu’il est probablement le seul à exercer en France : animateur de traditions anciennes. Un poste qui le conduit à monter des spectacles de cabaret patoisant pour les aînés, mais également à faire perdurer un sport qu’il pratique depuis 46 ans : le jeu de bourle. « J’ai commencé à jouer quand j’avais 13 ans. Je suis venu à la bourle car mon frère participait à une caisse d’épargne privée dans un estaminet. Ils ont décidé de créer un groupe de jeunes et il manquait un joueur… » Devenu depuis un champion de la discipline, Christian enseigne l’art du jeu de bourle aux écoles du secteur et aux touristes de passage. « Pour être un bon bourleux, il faut avoir la vision du jeu, la technique, la patience, savoir communiquer et transmettre. Transmettre, c’est ma priorité. Je ne fais presque plus de tournois. Mon ambition, c’est de faire naître des vocations, pour que le jeu ne disparaisse pas. »

 

©V. Liorit

Pratiqué en Flandres belge et française, dans les secteurs de Tourcoing, Roubaix, Wattrelos et dans la province du Hainaut, le jeu de bourle comporte plusieurs variantes, comme la boule à l’étaque ou la boule flamande. « Il y a tellement de dérivés… Je ne serai jamais champion olympique, c’est mon grand regret ! » plaisante Christian. Bien que très populaire dans le nord de la France, les origines du jeu de bourle restent floues. Car c’est un fait : on ne sait pas vraiment quand ni comment les bourleux se sont mis à bourler : « La première mention écrite du jeu de bourle date de 1382. » explique Christian. « Un extrait des bans échevinaux de Lille daté du 4 août interdit la pratique du jeu de bourle sur la voie publique. Hormis ça, on ne peut qu’émettre des hypothèses. » S’il se murmure que le jeu pourrait avoir été importé d’Anjou, région historique où l’on pratique encore une cousine du jeu de bourle, la boule de fort, aucun texte ne semble l’attester.

 

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À la fin du XIXe siècle, alors que la pratique de la bourle est à son apogée, Wattrelos est considérée comme la capitale du jeu comme en témoigne le célèbre tableau « Le jeu de bourle en Flandres » de Rémy Cogghe. En 1914, on compte encore 1 bourloire pour 60 habitants. Aujourd’hui, avec ses 40 printemps, la bourloire de la Maison des Jeux de Tradition est la plus récente piste de jeu de bourle de Wattrelos. Sur les 7 que compte la commune, 2 sont inscrites à l’inventaire des Monuments Historiques, 2 autres sont classées à l’Inventaire du Patrimoine Architectural et Paysager et 4 sont encore en activités. Preuve que le jeu de bourle est fermement ancré dans le paysage patrimonial local, on estime que près de 700 bourleux pratiquent la « grosse bourle » à Wattrelos et les communes environnantes.

 

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Un jeu, un sport, un art

Ainsi quand la région de Tourcoing et le pays du Ferrain pratiquent la « petite bourle », avec une boule en bois de noyer, calibrée entre 1,8 et 2,1 kg, les Wattrelosiens jouent la « grosse bourle » : fabriquée en quebracho ou en gaïac, des bois exotiques d’Amérique du sud parmi les plus lourds du monde, la bourle pèse entre 4 et 8 kg ! Chaque bourle possède également un côté fort et un côté faible, qui amplifie son mouvement : « Tous les termes de la bourle viennent du picard. » explique Christian. « Bourler, ça veut dire tomber en zigzaguant. ».

 

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Car il s’agit en effet d’imprimer un mouvement de zigzag à la bourle, amplifié par l’incurvation de la piste, pour éviter des obstacles placés par l’équipe adverse : « Le jeu de bourle se pratique en équipe, avec 6 joueurs de chaque côté en formule championnat. La 1ère équipe joue la défense en plaçant 6 bourles, appelées des hellis. À la 2ème équipe de jouer pour faire « Jo », c’est-à-dire prendre le point, en essayant de contourner ces obstacles et d’atteindre l’étaque, placée au centre d’une cible. Il y a un commandant d’équipe (pas un capitaine hein !) qui choisit le prochain joueur et le place. Parmi eux, il y a les pointeux, ceux qui pointent et les butcheux, ceux qui frappent. On dit hellicheux pour ceux qui placent les hellis en début de partie. Un point est attribué à chacune des bourles de la même équipe qui se trouve le plus près de l’étaque.» 

Un jeu très technique qui demande une bonne dose de stratégie : « Il y a tout un cheminement intellectuel à avoir : à la fois anticiper la trajectoire de la bourle pour contourner les hellis et atteindre l’étaque et ne pas lancer trop fort pour éviter le Tchu, « le cul », rigole à l’extrémité de la piste. La bourle, c’est un jeu avant tout, un amusement, mais c’est aussi un sport, très physique, reconnu par le ministère des sports. On joue en 18 points en championnat. Un match dure entre 1h et 5h. Sur une partie de 4h, on peut soulever jusqu’à 2 tonnes et parcourir 12 km ! Donc la bourle, c’est tout à la fois un jeu, un sport mais aussi un art, surtout lorsqu’on pratique pendant des années, car on doit tout anticiper : la piste, la longueur, l’incurvation, le fort… »

 

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Car en effet, chaque bourloire est unique : une piste s’adapte au bâtiment dans lequel elle est installée. Si chacune compte 3 mètres de largeur, la longueur varie elle de 21 à 27 m… et il en va de même pour l’incurvation. Sans compter que les bourles sont propres à chaque bourloire. Le joueur doit donc s’adapter à chaque nouvelle piste. Si l’on joue de nos jours sur des pistes synthétiques, mélange de goudron et de sciure, les pistes traditionnelles étaient fabriquées avec de l’argile, de la farine de seigle, de la bouse de vache… et de la bière pour lier le tout : ça ne s’invente pas ! « Les anciennes bourloires étaient très petites, généralement installées dans un bâtiment tout simple, avec un Godin, à l’arrière d’un estaminet ou au sein d’une paroisse ou d’un cercle catholique. Il fallait alors être parrainé pour y entrer et donc payer. »

 

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Jeu de convivialité par excellence, la bourle aurait pu disparaître, comme tant de jeux d’antan aujourd’hui oubliés. Mais c’était sans compter la détermination de la Ville de Wattrelos qui a fait de la sauvegarde de ce jeu emblématique son cheval de bataille, notamment avec la construction de la bourloire de la Maison des Jeux de Tradition et la création d’un poste d’animateur pour assurer l’enseignement et la promotion du jeu, en particulier auprès des plus jeunes. « J’ai commencé en 1997 avec 4 classes à titre privé. Aujourd’hui, j’ai 52 classes et plusieurs centres aérés, ce qui représente plus de 1 000 élèves du primaire et du collège. Les enfants ont la chance de pratiquer un jeu ancestral. Les profs en parlent entre eux aussi, il y a un véritable engouement. Une fois j’ai fait un sondage auprès des jeunes pour connaître leur sport préféré. Bon, le football est arrivé premier, indétrônable ! Et juste derrière, il y avait la bourle ! » Un engouement qu’il souhaite porteur d’avenir pour le jeu de bourle : « J’approche de la retraite. J’espère qu’il y aura un remplaçant pour mon poste. Perdre ça, c’est perdre un intérêt général, c’est l’image de la ville. » Et Christian de conclure : « Venez, essayez, c’est le plus beau jeu du monde ! »