C’est ici que bat le cœur de la Rabelaisie : du chemin qui mène à la maison depuis le parking, on aperçoit le château du Coudray-Montpensier, offert par Gargantua, dans le roman éponyme, à son écuyer dès la fin de la guerre picrocholine ; située à un jet de raisin, l’abbaye de Seuilly, ou Seuillé dans le roman, n’est autre que celle qu’envisagent d’attaquer les troupes de Picrochole (la trouvant « bien close », elles rompront les murailles du clos « afin de détruire toute la vendange », mais buteront, c’est le moins que l’on puisse dire, sur Frère Jean des Entommeures) ; la Roche-Clermaut, prise d’assaut par Picrochole, est à quelques enjambées ; sous la plume de Rabelais, sa maison natale est devenue le château de Grandgousier, père de Gargantua, etc.

Dans la réalité, point de château ici, mais une belle propriété avec logis en pierre de tuffeau du XVe siècle, pigeonnier-grange remanié au XVIIe, maisons du métayer et du vigneron, fours, celliers, caves troglodytiques… Un ensemble qui appartenait au père de François, Antoine Rabelais, avocat royal à Chinon, qui détenait notamment une maison dans le centre-ville, rue de la Lamproie (et peut-être une cave dans les Caves Painctes. Là encore, légende ou réalité ?). Mais c’est à La Devinière, propriété la plus proche de Chinon, que devaient venir au monde les enfants de la famille Rabelais. Une pratique, celle de faire naître les enfants à la campagne avant de les confier à des nourrices, qui n’était pas celle de toutes les familles, loin s’en fallait. Seulement des nobles ou des bourgeoises, possédantes.
Toujours en fuite
La date de naissance de François Rabelais, 1494, souvent évoquée n’est pas avérée. D’autres faits non plus. Près de cinq siècles après sa mort (1553, à Paris), ce singulier personnage reste entouré de mystère, d’énigmes… « Nous avons une difficulté à établir une biographie certaine », acquiesce Alain Lecomte, responsable du Musée Rabelais-La Devinière, spécialiste enjoué de l’homme et de son œuvre. Les sources tangibles manquent.

« C’était un homme qui voyageait beaucoup, qui devait aussi bouger pour se sauver. C’était un intranquille, il vivait dans la crainte de la condamnation des théologiens de la Sorbonne. » Obligé de fuir, d’être exfiltré comme on dit de nos jours, Rabelais a cependant bénéficié de l’appui de personnages haut placés, éveillés aux idées nouvelles, qui ont été ses protecteurs : Geoffroy d’Estissac, prélat de l’abbaye de Maillezais, et surtout Jean du Bellay, évêque de Paris, cardinal, et membre éminent de la Cour, dont le portrait figure en bonne place dans une des pièces du musée. Celui de Rabelais aussi, bien sûr. Ou ceux de Rabelais plutôt, car le bougre, peint par nombre d’artistes de son époque (ou plus récemment), ne présente jamais exactement le même visage. Mais cela est-il étonnant, de la part de cet homme qui fut, hormis l’écrivain que nous connaissons, médecin (défenseur de la gélothérapie, la médecine par le rire), moine puis curé, ou encore éditeur ?
Sortis de l’oubli
Mis sous cloche au XVIIe siècle et pendant une bonne partie du XVIIIe, Rabelais l’humaniste, souvent jugé « obscène », est redécouvert au XIXe, par Flaubert, Balzac (qui s’essaie, sans grand succès, à des contes drolatiques), Hugo, Chateaubriand, Gustave Doré – qui l’illustre merveilleusement –, après avoir été presque « récupéré » par la Révolution, qui a voulu en faire un précurseur de la Constitution civile du clergé. Il revient en force, à une nuance près : dans les livres destinés à la jeunesse, son texte est expurgé…
La Devinière, comme son plus illustre occupant, est, elle aussi, tombée dans l’oubli avant de connaître un retour en grâce. Remontons le temps : à partir des années 1640-50, les Rabelais n’y sont plus. La propriété passe de mains en mains, certaines inconnues, avant d’être morcelée. Clairement, que l’un des plus grands auteurs français y ait vécu, en ait fait une source d’inspiration, n’est alors une préoccupation pour personne. Jusqu’à l’inscription du logis aux Monuments historiques, à l’initiative de deux députés, en 1930.

Le projet de rachat par les pouvoirs publics de l’ensemble de la propriété se heurte ensuite à une difficulté : le domaine appartient à sept ou huit propriétaires différents, aucun ne souhaitant vendre ! Il faudra attendre l’après-guerre, 1948 pour être précis, pour que le Département parvienne enfin à un accord avec les possesseurs. L’Association des Amis de Rabelais et de La Devinière est fondée, avec pour objet de favoriser la création d’un musée dans la maison natale de Rabelais, mais aussi d’encourager les études rabelaisiennes. Après travaux, le musée ouvre en 1951. 1,060 million de visiteurs sont venus depuis. La fréquentation de cette maison d’écrivain relève de toutes les régions de France et des pays francophones essentiellement. Parmi les régions de France, il est intéressant de constater la présence de visiteurs originaires de Montpellier, de Vendée, de Lyon, etc., autant de villes, de territoires, où a vécu et travaillé Rabelais.
Une maison d’écrivain
De pièce en pièce, le visiteur s’imprègne de l’ambiance propre à cette maison d’écrivain (elle porte le label « Maison d’Illustre »), que Rabelais a quittée tout jeune, pour ne jamais y revenir, mais sans jamais l’oublier, au point d’en faire le décor de son plus célèbre roman. « La Devinière est l’épicentre du conflit, qui part d’une bagarre entre les fouaciers de Lerné et les bergers de Grandgousier, rappelle Alain Lecomte. Derrière cette guerre miniature, Rabelais observe l’affrontement entre François Ier et Charles Quint. » Sous la plume du maître, c’est ici, dans la Grande Salle, qu’ont lieu les banquets de Grandgousier. C’est ici encore que le père de Gargantua décide de faire appel à son fils pour sauver son royaume.

La pièce accueille aujourd’hui des collections graphiques, des éditions rares, mais aussi le portrait de Rabelais au fusain réalisé par Matisse. À l’étage se trouvent les chambres, dont celle, telle qu’elle fut peut-être, de Rabelais, avec sa grande cheminée. Accolé au logis, le pigeonnier-grange, avec son toit en tuiles courbes et ses façades percées de 288 boulins – signes de richesse – abrite désormais un parcours scénographique évoquant l’auteur, sa vie, ses écrits. Sous terre aussi, il se passe des choses ! 600 m2 de caves et de galeries ont été réhabilités pour les visites. On mesure l’importance de l’activité viticole autrefois ; aujourd’hui, des expositions occupent ces vastes espaces…
Classement en vue
En 2004-2005, le périmètre de La Devinière a été étendu par la plantation d’une vigne et d’arbres fruitiers. Un sentier d’interprétation a été créé ainsi qu’une truffière sur le plateau, au-dessus du logis. De là, un point de vue à 360° sur les paysages s’offre aux curieux. Devant eux, et tout autour, se dégage une vue imprenable sur le théâtre de la guerre picrocholine, devant être classé en 2024 ou 2025 au titre de paysage remarquable, paysage littéraire qui plus est, ce qui constituera une première. « Si le paysage a pu évoluer en cinq siècles, il conserve cependant les traits caractéristiques évoqués par Rabelais dans ses œuvres, précise Alain Lecomte. On retrouvera dans chaque parcelle de ce territoire des éléments liés au roman Gargantua, que ce soit sa naissance, l’attaque contre l’abbaye de Seuilly, etc. Des éléments fictionnels qui s’inscrivent dans un paysage réel. Le classement permettra de conserver cette lecture et de maintenir le paysage. »

Le site proposé au classement couvre une superficie de 1 564 hectares. Il comprend les terres autour de la Devinière, sur les communes de Seuilly (685 ha), Cinais (113 ha), Chinon (100 ha), Lerné (189) et La Roche-Clermault (477 ha). Défendu par le CESR (Centre d’Études supérieures de la Renaissance de Tours), la Direction régionale de l’Environnement, de l’Aménagement et du Logement Centre Val de Loire (DREAL), le musée Rabelais-La Devinière (Conseil départemental d’Indre-et-Loire) et les communes concernées, le classement de ce périmètre, par décret en conseil d’État ou arrêté ministériel, entraînerait plusieurs impératifs : pas de nouvelle habitation en-dehors des enveloppes urbaines existantes, des bâtiments limités en hauteur, des abords de village plantés d’arbres fruitiers et de jardins potagers, des cheminements doux… Les lignes électriques et téléphoniques existantes sur le site devront être enterrées, et les silos (ceux de la Copac à La Roche-Clermault, par exemple) devront être masqués par la végétation. Au point de se croire au temps de Rabelais !













