Dans un monde enfermé dans les normes, Noëlle Pacher a su trouver sa voie, celle du carton. Le carton ? Oui, celui-là même qui emballe chacun de vos achats, qui accompagne vos déménagements ou qui protège les objets les plus quelconques. Ce matériau à usage censément unique se révèle une mine d’or pour qui veut et sait l’exploiter.

C’est avec le carton que Noëlle s’épanouit, via l’art qu’elle pratique : la fabrication d’objets durables en carton. À Souvigné, village de 700 habitants lové dans le bocage niortais, elle exerce son métier-passion le jour, dans un petit atelier et un show-room attenant à son domicile. La nuit, elle surveille les jeunes d’un foyer éducatif en imaginant ses prochaines créations.

Entrer dans cet atelier, c’est un peu découvrir sa propriétaire, une discrète femme de 56 ans au quotidien bien organisé. À son image, l’atelier est carré, rangé : pots de peinture bien alignés, équerre et grande règle jaunes graduées façon école primaire, légère odeur de colle. On se croirait presque dans une école, mais la maîtresse du carton n’accueille des élèves qu’une ou deux fois par an pour ses formations. Le reste de l’année, c’est son domaine exclusif, où chaque outil est ordonné, car voyez-vous, pour faire naître la créativité, Noëlle a un nécessaire besoin de clarté. Comme ses élèves, elle a elle-même commencé en suivant des formations de quelques jours. Après des centaines d’heures de pratique, le carton l’a tellement emballée qu’elle en a fait son métier.

 

Noëlle travaillant a son bureau

Les noces de l’art et du fonctionnel

Dès que l’atelier s’anime, c’est le mariage du zen et de l’effervescence. Noëlle coupe, plie, cisèle, et colle sans cesse, dans une atmosphère calme et concentrée. Le travail du carton, c’est un peu son Tai-chi, cette discipline qui allie corps et esprit dans une gymnastique lente et rigoureuse. Un travail qui libère à la fois le corps et l’esprit de Noëlle, sans jeu de mots. À force d’observer silencieusement, on est séduit par la maestria de l’artiste. Les mains de notre cartonniste de talent enchaînent les gestes précis, ne voyant pas passer les heures.

Mais laissant Noëlle quelques instants, nous découvrons à quelques pas de l’atelier son show-room. C’est ici que l’on peut admirer une série de trois meubles aux courbes fantasmagoriques, aux angles étirés, rappelant aisément l’univers de Tim Burton. À leur vue, on se prend à rêver pour chez soi d’un intérieur inspiré d’Alice au pays des merveilles, le lapin blanc sortant d’un tiroir pour vous donner l’heure. Des meubles hors du commun donc, mais qui ne cèdent pas leur but fonctionnel à leur aspect décoratif, assez solides et bien conçus pour être utilisés quotidiennement.

 

Gros plans sur les mains de Noëlle travaillant

Juste à côté, Noëlle a mis ses pas dans ceux de Frank Owen Gehry, proposant à l’instar de cet architecte dont elle admire le travail, un fauteuil d’un design simplissime : il semble être constitué d’une simple feuille que l’on aurait recourbée plusieurs fois, offrant une assise souple et aérienne. Confortablement assis sur ce siège, on se prend à se demander comment un objet en carton peut être aussi solide. Et c’est ici que toute la maîtrise d’un bon cartonniste s’exprime, à travers la conception interne des meubles.

 

chaise en carton créée par Noëlle

 

Triangulation, traverses croisées : à regarder Noëlle œuvrer, on devine le travail d’architecte du carton, qui permet une grande solidité, la bonne distribution du poids. À partir d’un squelette externe, elle ajoute patiemment des dizaines de morceaux de carton ajustés, utilisant la résistance hors du commun qu’offre l’ondulation en position verticale pour rendre son œuvre capable de supporter aisément le poids d’un homme. Ainsi, en quelques heures, telle une structure de pont que n’aurait pas reniée Gustave Eiffel, ce qui n’était qu’une fragile forme générale devient meuble du quotidien, aussi résistant que son équivalent en bois, avec le poids en moins et la créativité en plus.

Le carton, infiniment créatif

Et des mains agiles de Noëlle naissent fauteuils, tables de nuit, tables, meubles de rangement, boîtes, luminaires, cadres, boucles d’oreilles, animaux décoratifs, notamment une incroyable chouette qui semble surveiller de ses grands yeux son atelier.

À chaque jour une création, qui pourtant n’est pas issue des matières habituellement « nobles ». Noëlle le revendique : « Je me fournis dans les poubelles », dans une démarche qui permet de donner un sens plus éco-responsable à une industrie du carton réputée pour sa consommation d’eau. Recycler, réutiliser : une approche raisonnée pour un matériau habituellement délaissé. À partir de ce qui n’est qu’un déchet pour certains, elle crée tout un univers d’objets variés. Elle produit également des décorations au thème floral uniquement à partir de fleurs de papier. « Tout se prête au carton, du petit meuble au grand meuble, des cadres, des objets déco. C’est un matériau qui est infini », confie-t-elle.

 

Tableau coloré

 

Cutter, règle de coupe, équerre, peinture et pistolet à colle, ce sont les mêmes outils qui permettent à Noëlle de produire un objet de quelques centimètres comme une structure de plusieurs mètres. Seule la taille modeste de la manufacture de Noëlle limite l’ampleur de ses créations. Une table de nuit, un fauteuil, et quand vient l’envie d’un peu de poésie, elle réalise de très fins tableaux de fleurs en papier et carton. Alors elle s’y met, dans cet atelier où chaque outil est bien rangé, où rien ne traîne, où tout est carré. Elle a préparé des fleurs en papier, rangées dans différents récipients cartonnés, eux-mêmes stockés dans des meubles… en carton. Les qualités d’un bon cartonniste, « ce sont la minutie, la patience et la créativité », affirme Noëlle, en pleine création d’un tableau floral, orfèvrerie de cartons ciselés et de papiers colorés.

Certains artisans du secteur poussent la discipline encore plus loin, vers l’art, comme Eva Jospin, fille de l’ancien Premier ministre, qui réalise des œuvres hors dimensions exposées dans de grands musées : végétaux aux motifs complexes, forêts, kiosques, alcôves, plafonds monumentaux. Ce carton habituellement déconsidéré a décidément le vent en poupe : solide, utile, par essence recyclé, ce déchet repasse au rang de matière première pour être à nouveau un produit, mais avec encore plus de sens, qu’il soit fonctionnel ou artistique.

Hommage à Keith Haring

Pour Noëlle, la créativité qu’offre le carton est sans limites. « C’est quand même assez fantastique de pouvoir, avec un cutter et un pistolet à colle, arriver à faire un meuble », dit-elle, surprise de sa propre créativité, qu’elle ne semblait pas soupçonner il y a dix ans, lorsqu’elle a commencé. Une créativité qu’elle revendique, car s’il est possible de sortir des lignes droites et des angles avec le bois ou le métal, obtenir des formes originales demande beaucoup d’expertise et de temps, ce qui réserve les créations singulières à un marché très haut de gamme. Mais avec le carton, la créativité peut s’exprimer sans les contraintes techniques et économiques des matériaux plus traditionnels.

 

Noëlle en train de monter une de ses créations

Car, en quelques heures, Noëlle crée une forme générale, dont elle renforce la structure interne. C’est ainsi qu’elle a rendu hommage au travail de Keith Haring, célèbre pour ses silhouettes humaines bariolées typiques des années 90. Coloré, baroque, c’est un impressionnant meuble de deux mètres appelé L’arbre à musique qui permet à l’artiste qu’est Noëlle de ranger chaîne hifi et CDs. Les célèbres personnages de Haring se relaient pour soutenir les piles de disques, l’un tête-bêche vers le sol, l’autre en grand écart, un dernier suspendu au sommet se chargeant de tenir les enceintes. 150 heures de travail qui aboutissent à une pièce hors du commun. De cette œuvre à la géométrie surprenante, on imagine aisément les célèbres bonhommes de l’artiste new-yorkais s’animer sur un son de pop ou de rap.

 

Meuble inspiré de l'artiste Keith Haring

 

De la poubelle à la création, le carton à l’art de satisfaire celui qui le travaille. Noëlle a trouvé aujourd’hui l’épanouissement professionnel qu’elle a longtemps cherché, un deuxième métier qui lui permet de réaliser ses rêves. Des rêves qu’elle se plaît à partager avec ses visiteurs qu’elle ose à peine appeler clients : « J’ai toujours du mal avec le commerce, mais je peux partager tout ce que je crée », déclare-t-elle en guise de conclusion.